L'heure bleue
Pour les vingt-cinq ans du salon du livre jeunesse de Montreuil, l'Italie était l'invitée d'honneur. Et sur la table de la libreria, un livre brillait d'un éclat particulier : l'Ora blu de Massimo Scotti et Antonio Marinoni publié chez Topipittori, dont on ne se lasse d'admirer les choix, et traduit en français chez Naïve, comme auparavant Velours, le nez d'un voleur.
Une superbe double page parme et absinthe - flèches de l'amour, horloge sans aiguilles, morceaux de gravures - ...
...suivie par les premiers mots du récit.
"Les objets abandonnés font peur. Les gens pensent qu'ils sont couverts de microbes ou qu'ils pourraient exploser à tout moment. Seuls les enfants ont le courage de s'en approcher, de les toucher, de les ouvrir s'ils sont fermés , et même de jouer avec. Les enfants et les personnes très curieuses comme Monsieur Tony Tanner, représentant en philatélie qui ce jour-là, trouva un livre abandonné".
Nous patientons ensuite avec le héros dans la salle des pas perdus de la gare avant que ne s'entrelacent deux récits, bientôt fondus en un seul. Tony, installé dans son compartiment, commence à ouvrir le livre perdu. Il découvre à sa grande stupeur qu'il s'agit du journal de la jeune Hortense des Orphées, écrit en 1784, pour raconter une étonnante histoire d'amour et de mort.
Je ne voudrais pas déflorer la suite de l'intrigue, qui réserve bien des surprises, mais seulement admirer, une fois de plus, le génie scénographique d'Antonio Marinoni qui a su triompher magnifiquement de la gageure que constituait l'évocation de deux époques différentes en un même lieu.
L'intrigue est ancrée dans l'espace du compartiment de train. Mais l'espace confiné se transforme bien vite en véritable théâtre miniature : au centre, la fenêtre, de part et d'autre les banquettes. De quel côté se noue l'intrigue ? Où est vraiment la scène ? Le jeu des frontières entre la réalité et la fiction, le dedans, le dehors, le mouvant et le fixe, la vie et la mort n'est autre que la matière du récit.
Pour signifier l'absorption du héros dans le récit du XVIIIe siècle, Antonio Marinoni opère un changement de décor, tel un manipulateur de lanterne magique, voyageur du temps, qui, de plaque en plaque, jouerait des modes de représentation du paysage. A la place du paysage industriel qui défile, apparaît à la fenêtre un paysage de montagne gravé issu des Tableaux de la Suisse de Béat-Fidèle de Zurlauben.
Le paysage n'est plus celui du train, paysage en mouvement, où les perspectives fuient à toute vitesse et se renouvellent sans cesse, mais celui du carrosse, où l'oeil chemine entre détails et vue lointaine. Le temps du voyage se distord alors que les époques déraillent.
Les corps mêmes sont métamorphosés par la grâce du raffinement graphique et historique : les personnages dessinés sous forme de silhouettes, dont on sait qu'elles prirent leur essor au XVIII e siècle...
...sont mis en scène selon un dispositif visuel moderne, directement inspiré du cinéma, tout spécialement, semble-t-il, les films de Hitchcock tels The Lady Vanishes, Strangers on a Train ou North by Northwest.
Théâtre d'ombres, lanterne magique, cinématographe à la lumière de l'heure bleue : récit et dessins construisent au fil des pages un espace où le lecteur est placé dans la position de spectateur, avant que la scène finale ne le plonge dans une autre dimension, celle de la profondeur du livre.
Je ne révélerai pas la teneur du dernier dessin mais vous laisserai goûter au mot de la fin :
"Au-delà de ces fenêtres, il y avait une autre réalité, peut-être. Voilà pourquoi l'on dit
"NE PAS SE PENCHER AU DEHORS - E PERICOLOSO SPORGERSI
NICHT HINAUSLEHNEN - IT IS DANGEROUS TO LEAN OUT""
Mille mercis à Anna qui m'a fait découvrir ce nouveau livre d'Antonio Marinoni
Sur ses figure dei libri, vous pourrez lire sa passionnante analyse du livre
un entretien avec Massimo Scotti, un autre avec Antonio Marinoni
et contempler, bouche bée, les dessins tracés par sa main d'enfant.
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Signalons que
- L'Angelo delle scarpe de Joanna Concejo a été traduit en français - L'Ange des chaussures - chez une jeune maison d'édition suisse, Notari, dont le court catalogue recèle déjà des pépites.
- les encres de Mattotti pour Hänsel et Gretel ont été réunies dans un livre publié chez Gallimard, magistralement imprimé.