Les vertus du ménage
Samuel van Hoogstraten. Les Pantoufles. Musée du Louvre
Du tableau d'Hoogstraten, on connaît la forte connotation morale : le balai délaissé, les pantoufles ôtées, la bougie éteinte, "La conversation galante" de Ter Broch accroché dans la chambre sont autant de signes de dissolution. Dans la Hollande du XVIIe siècle, abandonner les taches ménagères pour de coupables occupations était plus que répréhensible. La nation était purement et simplement obsédée par la propreté : récurer, balayer, gratter, briquer, brosser, frotter, détacher, essuyer, polir, laver étaient autant d'activités de la plus haute importance, comme le montre Simon Schama dans L'embarras des richesses, la culture hollandaise au Siècle d'Or.
Dans un manuel populaire (De Ervane en Verstandige Hollandsche Huyshouser), un chapitre entier est dévolu à l'organisation hebdomadaire du ménage : les marches devant la maison, le chemin menant à la maison, le seuil et le hall d'entrée devaient être nettoyés chaque matin de la semaine et, le mercredi, la maison toute entière ; le lundi et le mardi après-midi étaient consacrés aux salles de réception et à aux chambres ; le jeudi était jour de récurage ; le vendredi, dédié à la cuisine et au cellier, sans oublier le lavage quotidien du linge, l'aération des draps et des oreillers et une vaisselle scrupuleuse. Les carreaux du sol étaient soumis à un examen attentif pour y déceler d'éventuels œufs, d'insectes, les mouches étaient chassées systématiquement. Cette compulsion menait même à des situations où le souci de la propreté l'emportait sur le respect des hiérarchies sociales, comme le montre cette anecdote où une robuste bonne prit un magistrat sur son dos lorsqu'elle remarqua ses souliers crottés, pour l'emmener au bas des escaliers, lui enlever ses chaussures, lui mettre des pantoufles avant de lui indiquer que sa maîtresse l'attendait dans sa chambre. Certains étrangers étaient même choqués par ce qu'ils considéraient comme une propreté excessive, à l'instar de Bainville tout à son étonnement de voir dans le nord du pays les étables nettoyées plusieurs fois par jour et la queue des vaches attachées pour éviter qu'elles ne soient souillées .
Une telle dévotion pour la pureté n'était bien sûr pas seulement matérielle. Elle était d'abord patriotique : nettoyer était défendre sa maison, sa ville, son pays contre les invasions polluantes venues de l'extérieur. C'était affirmer une séparation : la saleté recouvrait tout d'un voile indifférencié tandis que la propreté marquait la distinction du peuple élu, dans la morale calviniste. Bien sûr, souligne Schama, il serait idiot de supposer qu'à chaque fois qu'une ménagère prenait son balai, elle pensait aux vérités éternelles ou à l'état de l'âme de la nation. Mais il serait tout aussi faux d'imaginer qu'il s'agissait de tâches totalement triviales. Le sacré et le profane étaient intimement liés. Sous ce régime de moralisation du domestique, la maison était le point focal de la société. Entrer dans son foyer était l'équivalent moral de la sensation d'enfiler des pantoufles : c'était éprouver le confort de la vertu sans taches.
Détails de tableaux de Pieter de Hooch, Rijksmuseum,
à l'exception du premier, National Gallery of Art, Washington.