"Chère Mili
Je suis sûr que tu es allée te promener dans les bois ou dans les vertes prairies, et que tu as franchi l'eau vive et claire d'un ruisseau. Et dans ce ruisseau, tu as jeté une fleur, une rouge, une bleue, ou une blanche comme neige. Elle est partie à la dérive et tu l'as suivie aussi loin que tu le pouvais. Elle s'en est allée, tranquille, portée par les vaguelettes, de plus en plus loin, tout le jour et toute la nuit aussi au clair de la lune ou des étoiles. Après qu'elle eut voyagé trois jours sans s'arrêter pour se reposer, une autre fleur vint à sa rencontre sur un autre ruisseau. Un enfant comme toi, mais loin très loin d'ici, l'avait en même temps jetée au fil de l'eau. Les deux fleurs s'embrassèrent et poursuivirent ensemble leur chemin. Ensemble, elles restèrent jusqu'à ce que toutes deux sombrent au fond. Tu as également vu un petit oiseau s'envoler au soir à tire-d'aile au-dessus de la montagne. Peut-être as-tu pensé qu'il allait se coucher. Pas du tout : un autre petit oiseau survolait à tire-d'aile d'autres montagnes, et tandis que tout sur la terre était plongé dans l'obscurité, tous deux se rencontraient dans le dernier rayon de soleil. Le soleil étincelait sur leurs plumes et tandis qu'ils virevoltaient dans la lumière, ils se disaient bien des choses que nous, sur la terre en dessous, ne pouvions entendre. Tu vois, les ruisseaux, les fleurs, les oiseaux, se rejoignent mais les gens ne le font pas ; les grandes montagnes et les fleuves, les forêts et les prairies, les cités et les villages s'interposent entre eux, ils ont leur place définie, l'on ne peut les bouger et les humains ne savent pas voler. Mais un coeur humain s'échappe vers un autre, en dépit de ce qui s'interpose. Ainsi mon coeur s'échappe vers le tien et bien que mes yeux ne t'aient point encore vue, il t'aime et pense qu'il est assis auprès de toi. Et toi, tu dis : "Raconte moi une histoire." Et il répond :"Oui, chère Mili, prête-moi donc l'oreille".
Chère Mili. Un conte inédit de Wilhelm Grimm, traduit par Robert Davreu, illustré par Maurice Sendak. Gallimard, 1988.
Une lecture de ma fille cadette qui entre en étrange résonance avec ma lecture du moment: Le garçon qui voulait dormir d' Aharon Appelfeld.