Le lys brisé
Deux jeunes femmes galantes, Deux patriciennes, Deux courtisanes, Courtisanes sur le belvédère, Deux dames vénitiennes, Deux femmes de l'aristocratie sur un balcon, Jeune garçon et deux dames sur une terrasse, Deux dames, Deux vénitiennes, Deux nobles vénitiennes, tels sont les titres qui ont été tour à tour donnés à ce tableau de Vittore Carpaccio. Édouard Dor, dans le bel essai, érudit et têtu, qu'il a consacré à ce tableau, y voit le signe de l'embarras éprouvé devant l'énigme que constitue l'attitude des deux femmes.
Le tableau est saturé de symboles ( animaux surtout) - "comme une pierre de Rosette, un obélisque, une tablette, revêtu de hiéroglyphes, de coins, d'idéogrammes" écrit Michel Serres dans ses Esthétiques sur Carpaccio - mais d'une ambivalence telle qu'il est impossible d'en fixer le sens.
En 1963, toutefois, intervient une découverte décisive. Des chercheurs intrigués par un lys juxtaposé bizarrement sur une scène de chasse de Carpaccio font le rapprochement avec le tableau du musée Correr : La scène de chasse sur la lagune du Getty Museum est le prolongement supérieur du tableau avec les deux femmes, le lys établissant la continuité des deux scènes. Ils appartiennent à un seul et même panneau de bois, sans doute découpé par un marchand d'art peu scrupuleux au XVIIIe siècle. La présence de charnières laisse à penser qu'il s'agissait d'une porte ou d'un élément de meuble, commandé pour des fiançailles ou un mariage, comportant un pendant qui n'a à ce jour pas été retrouvé.
Pour autant, les recherches relancées par cette avancée ne permettent pas davantage de progresser dans l'identification des femmes. Les hypothèses et les conjectures foisonnent. L'énigme demeure.
Mais là n'est pas l'important. La différence est-elle si grande "entre deux putes à clinquant et colifichets, à prix temporaire, répétitif et bon marché, en vente ici ou là, et deux bourgeoises à bijoux, à prix d'or et définitif, vendues par contrat écrit et signé" ? souligne Édouard Dor, citant Michel Serres.
Pour l'auteur, Vittore Carpaccio a fait un choix, presque impensable au Quattrocento, celui de représenter l'ennui des femmes. "Penser sans rien qui pense en nous, mais avec la fatigue de penser ; sentir sans rien qui sente en nous, mais avec l'anxiété de sentir ; ne pas vouloir sans rien qui refuse en nous de vouloir, mais avec la nausée de vouloir", selon Pessoa. N'est-ce pas précisément ce qui est dépeint ?
Un ennui comme un écho au prologue du Décaméron de Boccace
"Craintives et pudiques, dans leurs délicates poitrines, elles tiennent cachées les flammes de l'amour. Empêchées par les volontés, les plaisirs et les commandements, des pères, des mères, des frères et des maris, elles restent le plus souvent recluses dans l'étroite enceinte de leurs chambres, s'y tiennent assises, presque inoccupées, voulant et ne voulant pas, en un même moment, roulant en elles-mêmes diverses pensées qui ne peuvent être toujours gaies. [Quant aux hommes ], eux, si quelque mélancolie les afflige, ils disposent de mille moyens pour l'alléger ou la surmonter, puisqu'à volonté ils peuvent aller et venir, entendre et voir maintes choses, oiseler, chasser, pêcher, chevaucher, jouer ou commercer" (tr. Christian Bec, Le livre de poche)
Édouard Dor, L'ennui de deux vénitiennes,
ed. Sens & Tonka, Paris, 2005