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Le Divan Fumoir Bohémien
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Le Divan Fumoir Bohémien
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30 avril 2009

Le lys brisé

correr



Deux jeunes femmes galantes, Deux patriciennes, Deux courtisanes, Courtisanes sur le belvédère, Deux dames vénitiennes, Deux femmes de l'aristocratie sur un balcon, Jeune garçon et deux dames sur une terrasse, Deux dames, Deux vénitiennes, Deux nobles vénitiennes, tels sont les titres qui ont été tour à tour donnés à ce tableau de Vittore Carpaccio. Édouard Dor, dans le bel essai, érudit et têtu, qu'il a consacré à ce tableau, y voit le signe  de l'embarras éprouvé devant l'énigme que constitue l'attitude des deux femmes.

Le tableau est saturé de symboles ( animaux surtout) - "comme une pierre de Rosette, un obélisque, une tablette, revêtu de hiéroglyphes, de coins, d'idéogrammes" écrit Michel Serres dans ses Esthétiques sur Carpaccio -  mais d'une  ambivalence telle qu'il est impossible d'en fixer le sens.

En 1963, toutefois, intervient une découverte décisive. Des chercheurs intrigués par un lys juxtaposé bizarrement sur une scène de chasse de Carpaccio font le rapprochement avec le tableau du musée Correr : La scène de chasse sur la lagune du Getty Museum est le prolongement supérieur du tableau avec les deux femmes, le lys établissant la continuité des deux scènes. Ils appartiennent à un seul et même panneau de bois, sans doute découpé par un marchand d'art peu scrupuleux au XVIIIe siècle. La présence de charnières laisse à penser qu'il s'agissait d'une porte ou d'un élément de meuble, commandé pour des fiançailles ou un mariage, comportant un pendant  qui n'a à ce jour pas été retrouvé.



getty

correr



Pour autant, les recherches relancées par cette avancée  ne permettent pas davantage de progresser dans l'identification des femmes. Les hypothèses et les conjectures foisonnent. L'énigme demeure.

Mais là n'est pas l'important. La différence est-elle si grande  "entre deux putes à clinquant et colifichets, à prix temporaire, répétitif et bon marché, en vente ici ou là, et deux bourgeoises à bijoux, à prix d'or et définitif, vendues par contrat écrit et signé" ? souligne Édouard Dor, citant Michel Serres.

Pour l'auteur, Vittore Carpaccio a fait un choix, presque impensable au Quattrocento, celui de représenter l'ennui des femmes.  "Penser sans rien qui pense en nous, mais avec la fatigue de penser ; sentir sans rien qui sente en nous, mais avec l'anxiété de sentir ; ne pas vouloir sans rien qui refuse en nous de vouloir, mais avec la nausée de vouloir", selon Pessoa. N'est-ce pas précisément ce qui est dépeint ?

Un ennui  comme un écho au prologue du Décaméron de Boccace

"Craintives et pudiques, dans leurs délicates poitrines, elles tiennent cachées les flammes de l'amour. Empêchées par les volontés, les plaisirs et les commandements, des pères, des mères, des frères et des maris, elles restent le plus souvent recluses dans l'étroite enceinte de leurs chambres, s'y tiennent assises, presque inoccupées, voulant et ne voulant pas, en un même moment, roulant en elles-mêmes diverses pensées qui ne peuvent être toujours gaies. [Quant aux hommes ], eux, si quelque mélancolie les afflige, ils disposent de mille moyens pour l'alléger ou la surmonter, puisqu'à volonté ils peuvent aller et venir, entendre et voir maintes choses, oiseler, chasser, pêcher, chevaucher, jouer ou commercer"  (tr. Christian Bec, Le livre de poche)



Édouard Dor, L'ennui de deux vénitiennes,

ed. Sens & Tonka, Paris, 2005

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Commentaires
S
S'il manque un panneau alors elles n'ont pas le regard tant dans le vide… <br /> La partie scène de chasse est incroyablement belle.<br /> Je m'amuserais bien à dessiner la partie manquante!!!
M
Je ne crois pas que ce soit deux "jeunes" femmes. Il y a la mère au premier plan et la fille au deuxième. Elles ont le même profil à une génération de distance. La laisse, que tient la mère et sur laquelle tire le lévrier, est rompue. De l'autre main, elle tient distraitement la patte d'un petit chien de salon docile. La fille a quitté ses mules à plate-forme (aqua alta oblige?) pour chausser des semelles de plomb en velours. Elle ne peut pas bouger ni marcher ni sortir. Elle est assignée à résidence. Mère et fille n'ont rien à se dire. La mère doute. Faut-il infliger à sa fille ce qu'elle a vécu, ce qu'elle vit? Que ce soit une vie de courtisane ou de patricienne. Il faudrait pouvoir lire ce qui est écrit sur la lettre tombée sous la patte du lévrier.
B
J'adore ce tableau qui me met toujours de bonne humeur et j'adore la tête du chien qui regarde le spectateur! Where is Cinderella? exact!<br /> Je ne savais pas que ce tableau avait suscité ces recherches si interessantes, il dégage un profond mystère!
V
Ah! Et qui retrouvera un jour le corps du chien qui semble tirer sur la corde? <br /> <br /> magnifique l'histoire de ce puzzle artisitique
M
What a wonderful discovery! The magic of the picture is undimmed, of course. The passage from Boccaccio is amazing, I'll have to re-read him.
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