La table de toilette
Charles Germain de Saint Aubin. La Toilette. c. 1756. National Gallery of Art. Washington.
La toilette est d'abord un morceau d'étoffe, "qu'on étend sur la table pour s'habiller le matin et se déshabiller le soir" , indique Furetière, dans son Dictionnaire universel (1690) : "Le quarré où sont les fards, pommades, essences, mouches, etc, la pelote où l'on met les épingles dessus et les pierreries dedans, la boîte à poudre, les vergettes , etc, sont des parties de la toilette". Mais bientôt, la toilette va désigner le "tout ensemble" : mobilier, coffre, miroir, accessoires. Au XVIIIe siècle, faire sa toilette n'est pas seulement un moment intime et secret, car aux soins hygiéniques et aux menues réparations, à huis clos, succède une seconde toilette, mondaine celle-là, ouverte aux visiteurs, masculins comme féminins. Elle est fortement théâtralisée, enchâssée dans des codes de civilité où se mêlent sphère publique et sphère privée, scène d'intenses échanges entre les sexes.
La table de toilette est le lieu symbolique où convergent ces deux rituels successifs. Un miroir en son centre, drapé de mousseline, entouré de flacons de senteurs, de pots à fards, de boîtes à racines pour se frotter les dents, de boîtes à peigne ou à brosse, de boîtes à poudres, à mouches, de coffres à bijoux, de pelotes d'épingles. "Eaux, poudres, fards, pâtes, mouches, odeurs, vermillons, rubans, tresses, aigrettes, perles, diamants, colliers, boucles d'oreille, bracelets, fleurs : quel attirail !" s'écrie L.A. de Caracciolli dans sa Critique des dames et des messieurs à leur toilette (1771). Selon le même marquis "on peut dire qu'une toilette est une résurrection qui ranime les squelettes, qui embellit les cadavres, et qui leur donne un éclat surprenant : des dents y naissent, des yeux morts s'y réveillent, des haleines y prennent des odeurs de tubéreuse et de jasmin, des cheveux s'y colorent, des sourcils s'y noircissent, des fronts s'y dérident, des peaux s'y blanchissent". Le vrai visage est interdit, "une femme serait perdue si on la surprenait le matin avec le visage avec lequel elle s'est levée".
Une fois "remontée", elle peut recevoir son public et inventer toute une gestuelle autour de sa table en un spectacle savamment orchestré. Mais "le rôle d'une jolie femme est beaucoup plus grave qu'on ne le pense. Il n'y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à sa toilette. Un général d'armée n'emploie pas plus d'attention à placer sa droite ou son corps de réserve qu'elle n'en met à poster une mouche, dont elle espère ou prévoit le succès" raille Montesquieu dans ses Lettres persanes. Il s'agit de s'exposer tout en se dérobant, comme le veut l'essence de la coquetterie et du badinage. Se mélangent alors frivolité et pouvoir, futile et esprit de sérieux en une alchimie qui disparaîtra avec la privatisation de la toilette.
François Boucher. La toilette. 1752
Lafrensen
Van Loo
Détail du Mariage à la mode de Hogarth
voir Caroline Jacot-Grapa. La toilette au XVIIIe siècle : rituel et thématisation in Les espaces de la civilité
sous la direction d'Alain Montandon. Editions interuniversitaires, 1995.