Vertumne et Pomone
"Après Énée, Ascagne, qui porte aussi le nom d'Iule, réunit sous ses lois Albe et le pays latin. Il eut pour successeur Silvius, dont le fils hérita du nom et du sceptre antique de Latinus. Ce sceptre passa successivement aux mains d'Alba et de son fils Épytus. Capétus et Capys régnèrent ensuite, mais Capys régna le premier. Tibérinus reçut d'eux l'empire, et, s'étant noyé dans l'Albula, il lui donna son nom. Ses enfants furent Rémulus et le fier Acrota. Rémulus, qui était l'aîné, voulut imiter la foudre, et fut consumé par elle; Acrota, plus sage que son frère, laissa le trône au vaillant Aventin. Celui-ci fut enseveli sur la montagne qui avait été le siège de son empire, et qui conserve son nom.
[622] Déjà Procas tenait le sceptre sur le mont Palatin. Sous son
règne vivait Pomone. Parmi les Hamadryades du Latium, aucune ne fut
plus habile dans la culture des jardins, aucune ne connut mieux celui
des vergers; et de son art vient le nom qu'elle porte. Elle n'aime ni
la chasse dans les forêts, ni la pêche au bord des rivières. Seuls les
champs et les arbres, chargés de fruits, peuvent lui plaire. Sa main
n'est point armée du javelot : elle porte une faucille recourbée, et
tantôt élague des branches inutiles, tantôt émonde des rameaux qui
s'étendent trop loin; tantôt insère, dans l'écorce entrouverte, une
tige étrangère, et fait porter à un arbre des fruits qui croissent sur
un autre. Elle prévient la soif des plantes, et arrose les filaments
recourbés d'une racine amie de l'onde : ce sont là ses plaisirs et ses
soins. Elle ignore l'amour, mais craignant la rudesse de l'habitant des
champs, elle entoure ses jardins de remparts de verdure, et en défend
l'entrée aux hommes qu'elle fuit.
[637] Que ne tentèrent point, pour conquérir ses charmes, les
Satyres, jeunesse folâtre et dansante; les Pans, dont le pin couronne
la tête; Silvain, toujours jeune dans ses vieilles années; et le dieu
difforme des jardins, qui de sa faux écarte les voleurs ! Vertumne,
avec plus d'amour, n'était pas plus heureux. Combien de fois, pour
chercher les regards de Pomone, il prit l'habit du rude moissonneur, et
courba sa tête sous le poids des gerbes ! Combien de fois, couronné de
guirlandes de foin, il offrit l'image du faucheur sortant de la prairie
! Souvent, armé d'un aiguillon, il semblait ramener de la charrue des bœufs au pas tardif; souvent, la serpe en main, on eût dit qu'il
venait d'émonder un arbre ou de façonner la vigne. Parfois, chargé
d'une échelle, il paraissait aller cueillir des fruits. Tantôt, avec
l'épée, c'était un soldat; tantôt, avec la ligne, c'était un pêcheur.
C'est ainsi que, cent fois, changeant de forme, il parvenait à voir
Pomone, et à contempler les trésors de sa beauté.
[654] Un jour, ayant couvert sa tête d'une coiffe peinte, et
entouré ses tempes de cheveux gris, il s'appuie courbé sur un bâton, et
sous les traits flétris d'une vieille, pénètre dans les jardins de
Pomone. D'abord, il admire la beauté des fruits, et plus encore celle
de la Nymphe qui les cultive. À la louange succèdent quelques baisers,
mais des baisers tels qu'une vieille n'en donna jamais. Il s'assied
ensuite sur un tertre que couvre un gazon frais, et regarde les arbres
dont les rameaux chargés de fruits plient inclinés vers la terre. Non
loin, un ormeau spacieux soutient une vigne où les grappes abondent :
il loue l'union de la vigne et de l'ormeau :
"Si cet arbre, dit-il, fût resté sans compagne, il ne porterait
qu'un feuillage stérile; et que pourrait-on lui demander de plus ? Si
la vigne ne se reposait point attachée à ses bras, elle ramperait sur
la terre. Et cependant, peu touchée de cet exemple, vous fuyez l'hymen
et ne songez à vous unir à aucun mortel. Et plût au ciel que vous le
voulussiez ! Ni la fameuse Hélène, ni cette Hippodamie qui causa la
guerre des Lapithes, ni l'épouse d'Ulysse, audacieux avec les timides,
n'eussent vu un plus grand nombre de poursuivants. Maintenant même que
vous dédaignez, en les fuyant, ceux qui recherchent votre main, mille
encore aspirent à vous plaire; et, dans ce nombre, sont des dieux et
des demi-dieux, tous ceux qui ont fixé leur séjour sur les montagnes
d'Albe.
[675] "Mais, si vous êtes sage, et si vous voulez un hymen heureux,
écoutez les conseils d'une vieille qui vous aime plus que tous vos
amants, et plus que vous ne pensez : rejetez des flammes vulgaires, et
choisissez Vertumne pour époux. Je réponds de sa foi; car il ne se
connaît pas mieux que je ne le connais moi-même. Ce n'est point un
volage qui promène ses feux de climat en climat. Il ne se plaît qu'aux
lieux où vous êtes. On ne le voit point, tel que l'inconstante foule
des amants, s'attacher à la dernière femme qu'il a vue : vous serez son
premier et son dernier amour. À vous seule il a consacré son coeur et
sa vie. Ajoutez qu'il est jeune, qu'il a reçu le don de la beauté, et
celui de prendre toutes les formes qu'il désire. Ce que vous ordonnerez
qu'il soit, et vous pouvez tout ordonner, il le sera.
"D'ailleurs, n'aime-t-il pas ce que vous aimez ? Si vous cultivez
des fruits, il en a les prémices, et ils lui sont plus doux, offerts de
votre main. Mais ce ne sont plus aujourd'hui les fruits cueillis dans
vos vergers, ni les plantes que vous cultivez, ni toute autre chose que
Vertumne désire : c'est vous-même. Prenez pitié de son amour, et croyez
que, présent en ces lieux, c'est lui qui vous implore par ma bouche.
Craignez les dieux vengeurs, et la reine d'Idalie, qui punit les cœurs
insensibles, et Némésis, qu'on n'offensa jamais impunément. Et, pour
vous inspirer plus de crainte, je veux vous raconter, car un long âge
m'a beaucoup appris, une histoire connue dans toute la Chypre : elle
pourra facilement vous toucher, et vous rendre moins fière."
Ovide. Les Métamorphoses. "Pomone et Vertumne" (Livre XIV, 608-697)
Jean Ranc. Vertumne et Pomone. Musée Fabre, Montpellier.