Mnemosyne Atlas : une "histoire de fantômes pour adultes"
En 2004, à Venise, au Palazzo Levi eut lieu l'exposition Mnemosyne Ite per Labyrinthum qui se proposait de reconstituer les planches du Mnemosyne-Atlas d'Aby Warburg. La revue italienne Engramma propose désormais sur son site une vision détaillée de chaque panneau, avec toutes les mentions iconographiques ("didascalies") s'y rattachant. C'est l'occasion d'approcher cette étonnante entreprise menée par l'un des plus grands historiens de l'art du XXe siècle.
Né à Hambourg en 1866, Aby Warburg est héritier d’une puissante famille de banquiers. A treize ans, il cède son droit d'aînesse à son frère Max à condition que celui-ci lui achète tous les livres dont il aurait besoin (dont le nombre avoisinera les 60 000 volumes). Il s’éloigne de l’orthodoxie juive pour se consacrer à l’étude des images et se forme à la philosophie, à la psychologie et à l’anthropologie. Après une thèse sur les sources antiques de Botticelli (1893), il part étudier les rituels des Indiens Hopi (1895). Il s’installe à Florence en 1898, travaille sur le portrait renaissant et, en 1912, fonde la discipline iconologique avec une interprétation révolutionnaire des fresques du Palazzo Schifanoia à Ferrare. Il fonde à Hambourg une bibliothèque interdisciplinaire qui deviendra mythique par sa richesse et son organisation originale, fondée sur une classification par affinités électives. Il réunit autour de lui des personnalités telles qu’Erwin Panofsky ou Ernst Cassirer. La Première Guerre mondiale le fait sombrer dans la folie : hanté par des visions terrifiantes, il sera interné en Suisse de 1918 à 1924, soigné par le grand psychiatre – disciple et ami de Freud – Ludwig Binswanger.
Revenu à Hambourg, il s’attache au projet Mnemosyne, grand atlas d’images destiné à rendre visible les survivances de l’Antiquité dans la culture occidentale par la force du montage d'une histoire de l'art sans texte. Il en entama la réalisation par quelques planches de bois tendues de toile noire, où étaient épinglées reproductions d'œuvre d'art, coupures de presse, publicités : époques différentes, cultures différentes, esthétiques différentes. Il reprenait ainsi la forme du fragment qui avait marqué son enfance : sa mère avait pour habitude de tapisser sa chambre et celle de son frère de dictons et de citations. Sur une porte : une petite feuille où était écrit "carpe diem", une autre dissimulée "tu vois comme c'est beau que des frères vivent en harmonie entre eux". Warburg cherchait à rendre possible de ne raconter l'histoire de l'homme occidental qu'avec des images, agencées de manière à créer une tension psychologique forte. Les images, chargées de la mémoire culturelle de l'humanité, devaient libérer des énergies, de manière à réduire la distance entre l'objet et le sujet.
L'atlas, selon ses mots, était une "histoire de fantômes pour adultes" où les images étaient réordonnées dans un ensemble de relations totalement différentes du contexte qui les avait vu naître. Il comparait l'historien de l'art à un nécromancien capable de ressusciter des siècles plus tard les gestes de l'Antiquité dans l'art de la Renaissance. Les disparités manifestes entre les images étaient réduites en constellations, par la vertu d'une Nachleben, une vie posthume, dessinant des liens entre détails infimes. Nulle continuité temporelle ici. Car, selon les mots de Philippe-Alain Michaud, "Au grand récit téléologique instauré par Vasari, Warburg oppose d'emblée la fertilité des anachronismes : il met en vis-à-vis des procédures païennes comme le moulage des visages et les chefs-d'œuvre de l'art florentin ; l'astrologie de l'Antiquité orientale et la Réforme luthérienne : les fêtes maniéristes et les danses sacrées des Indiens d'Amérique. Ecrire l'histoire de l'art, c'est non seulement confronter des objets hétérogènes, mais repérer dans l'œuvre même les lignes de fracture, les tensions, les contradictions, les énergies au travail : le tableau est la mise en suspens de facteurs incommensurables".
Mais n'importait pas seulement le montage des images et la manière dont elles étaient montrées ensemble. Pour Warburg, le vide qui les séparait comptait tout autant. Il décrivait d'ailleurs l'atlas comme un travail sur l'"iconologie de l'intervalle"" où le vide est un Denkenraum, un espace de pensée dans lequel il est possible de faire vivre un lien entre le présent et le début de l'histoire.
A sa mort, on dénombrait 79 planches où étaient accrochées plus de 2000 reproductions. Fuyant le nazisme, les responsables de l'Institut ne purent toutes les emporter ou les perdirent en cours de route. Il n'en demeure que 79 aujourd'hui. Cependant, les photographies représentant les panneaux à l'intérieur de la bibliothèque (elle-même entièrement transférée à Londres) permettent encore de s'imaginer Warburg au centre de son planétarium photographique.
La Ninfa-Ancella
Figures protectrices de l'enfant en danger
Je lis, mais n'ai pu le vérifier, que les salles du musée que Warburg projetait de faire à partir du Mnemosyne Atlas, se seraient appelées, entre autres : salle des fragments de mémoire, des noms voués à l'oubli, des images de l'extase, des figures de l'épouvante, des voix oubliées, du plan des enfers perdus, des dieux oubliés, des solitudes, des ombres de la mémoire, des images de la mélancolie, des mythes oubliés, des paradis perdus, des simulacres et du néant, de l'antériorité inaccessible, des fragments infimes et innombrables de la mémoire, des visages effacés, des illusions de la mémoire, des parfums de l'enfance, des œuvres inachevées, des utopies oubliées, des errances de la mémoire, des vertiges intellectuels.