Un cabinet de sorcellerie
Il est des lieux insoupçonnables sinon secrets, tel le Comptoir général, dont l'entrée est invisible depuis le quai de Jemmapes et la superficie tout simplement inimaginable. Sis dans d'anciens locaux industriels, il abrite sur plus de six cents mètres carrés un espace de travail collectif pour les entrepreneurs sociaux. L'entrée vous indique bien vite que vous ne devez pas vous attendre à des salles de réunion aseptisées, éclairées au néon, avec tables disposées en U. Un vaste couloir empoussiéré, au sol et aux murs tendus de rouge, au bout duquel on discerne un comptoir gardé par une bête empaillée. Une atmosphère quasi lynchéenne. Il ne s'agit pas ici de se couler dans des formats imposés mais d'inventer une structure physique et poétique au service d'idées nouvelles.
Dans un coin de la principale salle de réunion, dont le parquet laisse apparaître ça et là des plantes sauvages - hommage à Tim Walker -, on se sent attiré par un plus petit espace, sorte de minuscule musée. Lorsque l'on s'approche, on découvre toute sorte d'objets, posés et suspendus: cadres, cages, crucifix, statues à clous, fioles multicolores, photographies tronquées et ficelées, mèches de cheveux enrubannées, animaux naturalisés, crucifix, ossements, cartes à jouer, scarabées, araignées et papillons, plumes, clés, clous, coquilles. Aucune étiquette, seulement d'énigmatiques phrases dactylographiées.
Il s'agit du passionnant cabinet de sorcellerie élaboré par Maïssa Toulet. Un changement d'échelle dans ses créations : des petites boîtes de verre, la voici passée à une collection d'espaces, un assemblage d'assemblages. Il lui a donc fallu créer chaque pièce mais aussi les mettre en place dans un ensemble qui fait sens.
Ce n'est pas le fantastique, l'ésotérisme et les mondes parallèles qui l'intéresse, mais l'ancrage de la sorcellerie dans la vie quotidienne et ses drames. Non pas le caché mais le montré, plus exactement la " mise en forme symbolique de ce dans quoi chacun se débat ordinairement en silence" pour reprendre les termes de l'ethnologue Jeanne Favret-Saada, auteur d'une étude fondatrice sur la sorcellerie, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage (Gallimard, 1977), ouvrage qui a guidé Maïssa dans sa démarche :
"Ce que j’ai retenu de cet essai, trop riche pour être résumé en quelques lignes (surtout que je ne n’en ai pas les compétences) c’est que la sorcellerie, loin d’être une lubie de demeurés , ou une croyance sans profondeur, n’est autre que la traduction, en actes et en paroles, de problématiques très complexes touchant à la vie des gens qui en font usage. Il s’agit de conflits familiaux, de problèmes de filiation, de place dans la société, de nœuds affectifs, de traumas profonds, de propriété, de transmission….
Là où d’aucuns utiliseraient la science, le droit, la
psychanalyse ou la littérature pour
surmonter (ou tenter de surmonter) ces conflits , d’autres utilisent la sorcellerie,
c'est-à-dire la métaphore, en actes ou en mots, de ce qui dans la vie ne
saurait trouver un nom simple.
Bien plus qu’une création, mon cabinet de sorcellerie se veut une sorte de compilation d’images et d’objets qui empruntent- s’ils ne reprennent pas directement- à ce que j’ai pu entrevoir d’objets rituels, de gris-gris, d’objets de culte…"
Le cabinet est donc avant tout un hommage plein d'empathie aux inventions et variations de ce langage multiforme, un catalogue irraisonné et jubilatoire, une ode à l' inquiétante étrangeté.
Et c'est avec effroi et avidité que le spectateur contemple ces artefacts, profondément affecté, par delà la paroi de verre, par ce qu'ils nous disent du malheur et de la souffrance mais aussi de la volonté d'y survivre.
Vernissage de 18 h à 22 h, aujourd'hui 2 octobre, au comptoir général,
80 quai de Jemmapes, dans le 10 eme à Paris
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