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Le Divan Fumoir Bohémien
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19 novembre 2012

L'innocence des objets

 

 

 

maison vide refik anadol

 

grace kelly

 

 

 

 

En avril 2012 a été inauguré à Istanbul, dans le quartier de Çukurcuma à Beyoğlu, le Masumiyet Müzesi,  le Musée de l'innocence.  L'écrivain Orhan Pamuk a ainsi vu la concrétisation de son rêve de collecter et exposer dans un musée les vrais objets d'un récit fictionnel après avoir écrit un roman fondé sur ces mêmes objets, Le Musée de l'innocence, mais avec ce préalable que le musée n'est pas l'illustration du roman et que le roman n'est pas une explication du musée.

Pendant des années,  il a hanté  marchés aux puces, brocanteurs et bouquinistes pour rassembler les objets qui lui ont tout à la fois servi d'inspiration pour son roman et de base pour l'élaboration du musée. Pendant des années, il a mûri en esprit la composition de chacune des boîtes qui correspondent aux quatre-vingt-trois chapitres du livre, l'histoire d'une obsession amoureuse en sept cents pages. Construites à l'aide d'assistants et d'artisans, elles rappellent fortement les oeuvres de Joseph Cornell. Il décrit avec quel plaisir il les a élaborées une à une comme des petits univers à part entière :  "Pendant que je disposais tous ces objets dans leur boîte, en les déplaçant légèrement, modifiant centimètre par centimètre leur ordonnancement afin de trouver une harmonie, je sentais que je construisais un monde".  Un plaisir proche sans doute de l'activité de l'écrivain mais se nourrissant aussi de la matérialité spécifique des objets et des hasards de leur juxtaposition. "Le plus grand bonheur, c'est quand l'oeil découvre la beauté là où le mental ne l'aurait pas soupçonnée et là où la main n'aurait jamais osé se porter." On le voit s'enthousiasmer du supplément d'âme qu'ajoutent les proximités nouvelles entre les objets et du dialogue qu'ils nouent. Il renouvelle là un enchantement propre à l'enfance : la flamboyante intensité de la présence des objets et la sensation physique qu'ils communiquent entre eux.

 

Orhan Pamuk a voulu aussi faire de ce lieu un manifeste pour un autre type de musée. Loin des grandes machineries monumentales liées à la construction d'un État central, d'une nation, à l'instar du Louvre, il plaide pour le développement de petits musées où les objets raconteraient des histoires ordinaires d'individus singuliers : "l'avenir des musées résident à l'intérieur de nos habitations", proclame-t-il.


Le livre catalogue qu'il a écrit, L'innocence des objets, fourmille aussi de formidables notations sur l'histoire de l'Istanbul de son enfance et sa jeunesse, dans les années cinquante et soixante et remue la mémoire inscrite dans les objets. Il consacre en particulier un chapitre au "massacre des objets" expliquant comment des années cinquante aux années quatre-vingts, les vestiges du passé ottoman et les objets des minorités non musulmanes ont été peu à peu anéantis, ne trouvant aucun preneur parmi les collectionneurs, alors que la modernisation de la ville passait par la destruction des konaks, les maisons en bois traditionnelles.

Une bien belle question qu'il pose sans nostalgie : comment disparaissent les objets du passé ? Dans quelles proportions ? Il serait bien intéressant de savoir, par exemple, combien des objets existant en 1880 dans une petite ville de province en France ont survécu aux pertes, à la destruction pure et simple, à l'usure totale, à la déchetterie ? De toute cette masse, combien en reste-t-il aujourd'hui ? Tout utilisateur d'ebay aura éprouvé un certain vertige en faisant défiler ces vieux objets ordinaires présents dans aucun musée ou presque et qui ont accompagné la vie quotidienne de tant d'individus ? Alors, oui, sans doute Orhan Pamuk a-t-il raison : peut-être pourrions-nous chacun dans nos maisons -  non pas les sauver,  ce n'est pas notre mission - mais les accueillir et leur donner un nouveau sens pour faire renaître un dialogue interrompu avec les humains. Mais il me semble que beaucoup ont commencé à le faire.

 

 

 

 

boite 6

 

 

 

 

 

 

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

 

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Commentaires
V
merci Florizel pour ce bel hommage à Pamuk <br /> <br /> <br /> <br /> J'avais découvert le livre-une vraie merveille qui reste en tête comme un air lancinant- avant d'apprendre que le projet de musée était né en même temps… ce double cheminement de la création est fascinant (Pamuk dit qu'il aurait aussi voulu être peintre, il a d'ailleurs commencé par peindre avant d'écrire)<br /> <br /> <br /> <br /> Il faut tout lire de Pamuk, "Neige" notamment, si puissant, et pourtant si différent du musée de l'innocence
C
Pour faire résonance à votre papier ces mots de Raymond Humbert : "Je me suis baissé pour ramasser des choses qui étaient par terre et sur lesquelles on allait marcher avec indifférence. <br /> <br /> L'homme est ce qu'il fait<br /> <br /> L'homme est ce qu'il est." Quelques mots qui pourraient être un préambule au délicieux Musée d'Art et Traditions Populaires qu'il a crée dans l'Yonne à Laduz. J'espère que vos pas vous amèneront un jour dans ce lieu hors du temps, saisissant de sagesse et de réflexion sur les empreintes laissés par l'homme.
L
Voilà deux beaux livres que je brûle de me faire offrir pour Noël ! Merci pour tes belles découvertes !
C
Félicitations, Florizelle, permettez-moi d'apporter un peu de fumée au fumoir, avec ces deux posts : l'un sur le Musée de l'Innocence, de Pamuk, (ici : http://celine-malraux.com/le-musee-de-linnocence/), l'autre sur le pouvoir des objets (là: http://celine-malraux.com/le-pouvoir-des-objets/)... A bientôt !
C
quelle merveille..merci chère Florizelle.
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