Walter Benjamin. Archives.
La remarquable exposition que le musée d'art et histoire du judaïsme consacre aux archives de Walter Benjamin suscite d'abord l'émotion : émotion de voir matérialisé le travail d'un grand penseur condamné par le nazisme à laisser derrière lui ses propres archives, dont il organisa méthodiquement le sauvetage en les confiant à des amis, émotion de saisir la tragique disproportion entre cette masse de papiers - manuscrits, tapuscrits, cartes postales, carnets de notes, enveloppes, tickets, photographies, coupures de presse, registres, fichiers, répertoires, carnet d’adresses - (toute petite partie des archives conservées à l'académie des arts de Berlin) - et les quelques documents si précieux à ses yeux que pouvait contenir la lourde serviette de cuir noir dont il ne voulut jamais se séparer et dont on ne retrouva quasiment rien après son suicide lors de son passage raté des Pyrénées, dernière pièce, pièce manquante.
Mais en parcourant les belles vitrines thématiques présentées comme des boîtes de carton ouvertes, l'on éprouve bien vite de la jubilation devant le rapport singulier qu'entretenait Benjamin avec le papier et l'écriture.
D'abord, comme matière à organiser le savoir et support du travail de la pensée. Citons l'exemple des fiches sur papier libre qui permettaient toutes sortes d'assemblages à la manière d'un jeu de construction, où des idées pouvaient naître sans cesse de nouvelles associations, en parfaite adéquation avec le goût du philosophe pour le fragment, la citation, l'extrait. Citons encore la miniaturisation de son écriture manuscrite perceptible à partir de 1918 jusqu'à de minuscules caractères ne mesurant pas plus de un millimètre, micrographies qui obligent à une écriture concise et précise et à une lecture attentive et approfondie.
Ensuite, comme matière sensible et intime. Walter Benjamin aimait le papier, les plumes, l'encre, les stylos, les crayons, leurs textures, leur format, les nouvelles possibilités qu'ils recelaient. A propos d'un nouveau stylo, il écrit ainsi à un ami : "une ravissante créature, avec laquelle je peux satisfaire à tous mes rêves et développer une productivité qu'il m'eût été impossible d'atteindre aux temps de l'ancienne-plume".
Rien ne peut mieux illustrer ce rapport singulier que son amour des carnets, auxquels il vouait un véritable culte. Il s'attachait avec un soin maniaque à leurs caractéristiques techniques - format, reliure, système d'attache, qualité du papier - et en utilisait plusieurs à la fois à différentes destinations ( notes de voyages, ébauches de textes, de lettres, liste de livres lus, catalogue d'épigraphes), chemin faisant, écrivant dans la rue, au café, dans les trains. Il noua une merveilleuse relation avec l'un de ses anciens condisciples, Alfred Cohn. Doué de ses mains et passionné par la reliure, son camarade lui confectionnait régulièrement des carnets. Benjamin, qui n'était pas en reste pour ce qui est de la générosité, le remercia tout d'abord ainsi :
"Je traîne le carnet bleu partout avec moi et ne parle que de lui. Ce n'est pas seulement moi, mais aussi d'autres gens qui rayonnent de plaisir à le voir. J'ai découvert qu'il possède des couleurs de certaines porcelaines chinoises bien belles, leur vernis bleu sur le cuivre, blanc sur le papier et vert sur le fil. D'autres l'ont comparé à des chaussures du Turkistan. Je suis sûr qu'il n'y a rien dans tout Paris d'aussi beau dans le genre, bien que, entièrement extérieur à l'espace et au temps, ce soit également tout à fait moderne et parisien". (lettre du 21 juillet 1927)
Puis lui fit quelque temps après la proposition suivante : "Le féérique cahier de parchemin que je tiens de toi est soudain entré en usage très inténsément, et je ne peux regarder en face la perspective de devoir bientôt à nouveau écrire sans gîte. Alors m'est venue cette idée : tu vas encore fabriquer un cahier de ce genre, si tu le peux, et en retour je te le rendrai écrit, portant plus ou moins les ébauches de tout ce que j'ai fait ces derniers temps". (lettre dejanvier 1929)
Au futur exilé, les carnets allaient offrir un abri : "Peut-être ne sais-tu absolument pas comme il est bien de voir les pensées changeantes et si variées de tant d'années ainsi accueillies avec une hospitalité sans cesse renouvelée par les quartiers les plus tendres, les plus purs que tu leur assignes". (lettre du 2 janvier 1933).
Walter Benjamin. Archives. Au musée d'art et d'histoire du judaïsme, jusqu'au 5 février 2012
Enveloppe de lettres pour listes bibliographiques, carnet d'adresses parisien des années 1930, signets de couleur pour les transferts Passages/Baudelaire. Académie des arts de Berlin, archives Walter Benjamin ; traduction des lettres par Philippe Ivernel, issues du catalogue de l'exposition