Indices : Morelli, Holmes, Freud
Types individuels d'oreilles et de mains
chez les peintres italiens par Giovanni Morelli.
Dans un fameux article, "Signes, traces, pistes, racines d'un paradigme de l'indice" (Le Débat, n°6, novembre 1980), l'historien italien Carlo Ginzburg prend pour point de départ de sa longue introduction la méthode mise au point par l'historien d'art Giovanni Morell, qui, après un examen scrupuleux de centaines et de centaines d'oeuvres, avait établi des tableaux systématiques de lobes d'oreilles, d'ongles, de doigts et d'orteils tels qu'on pouvait les trouver peints chez les grands maîtres de l'école italienne. Il partait du principe que ces détails négligeables, où l'influence des caractéristiques de l'école à laquelle le peintre appartenait disparaissait au profit des manies et façons de faire propres à chacun, permettaient de distinguer à coup sûr originaux et copies : ils étaient comme autant d'empreintes digitales trahissant un criminel. De fait, cette méthode d'attribution lui assura d'éclatants succès.
A la même époque, Conan Doyle attribue une méthode tout à fait comparable à Sherlock Holmes qui excelle à déchiffrer les détails les plus infimes grâce à une analyse scientifique : De la distinction entre les cendres de divers tabacs, La Détection des empreintes de pas, Les Tatouages, Les Différentes formes d'oreilles humaines comptent au rang de ses ouvrages les plus célèbres.
Dans La boîte en carton, (The Adventure of the Cardboard Box) il explique ainsi à Watson : "En qualité de médecin, vous savez, Watson, qu'il n'y a pas d'organe du corps humain qui présente plus de personnalité qu'une oreille. Toutes les oreilles diffèrent les unes des autres ; il n'y en a pas deux semblables. Dans le numéro de l'an dernier de l'Anthropological Journal, vous trouverez deux brèves monographies de ma plume à ce sujet. J'avais donc examiné les oreilles dans la boîte avec les yeux d'un expert, et j'avais soigneusement noté leurs particularités anatomiques. Imaginez un peu ma surprise quand, regardant Mlle Cushing, je m'aperçus que son oreille correspondait exactement à l'oreille féminine que je venais d'examiner. Il ne pouvait s'agir d'une simple coïncidence : la même minceur de l'hélix, la même incurvation du lobe supérieur, la même circonvolution du cartilage interne. Pour l'essentiel, la même oreille. Bien entendu, je discernai immédiatement l'importance énorme de cette observation. Il m'apparut évident que la victime était une parente de même sang, et probablement un très proche parente".
Mais Morelli exerça aussi une influence profonde sur un autre grand personnage : Freud. Dans Moïse et Michel-Ange (1914), il écrit : "Je crois sa méthode apparentée de très près à la technique médicale de la psychanalyse. Elle aussi a coutume de deviner par des traits dédaignés ou inobservés, par le rebut de l'observation, les choses secrètes ou cachées. "
Une convergence remarquable unit, de surcroît, les procédés de Holmes et ceux de Freud, lequel s'était ouvert à l'un de ses patients, l'"homme aux loups", de son intérêt pour les aventures du détective.
Dans les trois cas, souligne Ginzburg, des traces parfois infinitésimales permettant d'appréhender une réalité plus profonde, qu'il serait impossible de saisir par d'autres moyens. Des traces : plus précisément des symptômes (dans le cas de Freud), des indices (dans celui de Sherlock Holmes), des signes picturaux (dans celui de Morelli). Une triple analogie qui ne doit rien au hasard. Elle marque, vers la fin du XIXe siècle, l'émergence, sur fond de sémiotique médicale ( Freud, Conan Doyle et Morelli étaient docteurs en médecine), du paradigme de l'indice dans le domaine des sciences humaines.
Illustrations de Frederic Dorr Steele