Musées de papier et chambres des merveilles
Pour être honnête, je ne pensais pas pouvoir un jour m'enthousiasmer pour la topique à la Renaissance, c'est chose faite grâce aux Chambres des merveilles de Patricia Falguières, dont j'avais déjà beaucoup apprécié le Gallimard Découvertes sur le maniérisme.
Le propos de l'auteur est de cerner la stricte historicité des Wunderkammern, apparues au XVIe siècle dans les cours d'Europe. Elle entend les distinguer des cabinets de curiosités avec lesquels on les confond souvent, pour les inscrire dans une généalogie propre et les extraire, du même coup, d'une plate histoire des collections à travers les âges.
Elle montre ainsi, d'une part, qu'elles ont partie liée avec des dispositifs de classification et de mémorisation hérités de l'Antiquité et aux projets de classification universelle de la Renaissance ; d'autre part, qu'elles ont une accointance structurelle avec le fonctionnement monarchique, machinerie de l'autorité du souverain, théâtre intime du chef de famille et de son héritier, dont se nourrit une nouvelle version du mythe du despote, alimentée par la figure d'un l'empereur Rodolphe II, reclus dans son cabinet, invisible à sa cour et à ses sujets.
Pour commencer, il faut se défaire, nous dit-elle, de l'apparente familiarité du mot même de "merveilles" - mirabilia latines, thaumata grecques. Elles "excèdent les catégories du beau et de la représentation et nous renvoient à une constellation tout autre qu'esthétique : les mirabilia nous renvoient à la logique du mémorable".
Amazones, éruptions de l'Etna, prodigalité d'Antiochos Epiphane, cinnamone, chêne de Dodone, palmier de Délos, cervibouc, sphynge, platane de Delphes...
Elles plongent leurs racines dans les arts de la mémoire de l'Antiquité et leur prolifération de listes et d'inventaires, de catalogues de singularités, autant de "fossiles d'un art d'écrire et de penser pour nous incompréhensible". Elles relèvent de la compétence des philologues, de leur science du commentaire, de leurs stratégies du prélèvement qui fondent les lieux, au sens de la topique, système de lieux communs.
"Disposer d'un système de lieux communs, c'est disposer d'une sorte de fichier, ou d'une panoplie de casiers, d'un cabinet à tiroirs, d'une valise à compartiments, où l'on rangera les "dons de la fortune". Ce qui advient, c'est-à-dire les sentences, les maximes, les proverbes qu'on notera dans les marges des livres, les étymologies, les synonymes, les allitérations , un tour heureux dans la langue, un octosyllabe réussi, qu'on aura prélevés au fil de la lecture, mais aussi d'innombrables choses, dont on aura eu connaissance pour ouï-dire ou pour les avoir vues par soi-même : les rumeurs, les paradoxes, les anecdotes, les miracles de la nature, les faits mémorables et admirables, la nature de l'aconit, la physiologie de l'ivresse, la description du serpent et du dragon, les rites et les sacrifices des païens, le calendrier romain...autant de faits, res, observationes ou historiae, qui n'ont d'autre détermination que de s'offrir au travail de la mémoire". (p.18-19)
A la Renaissance, les merveilles, pures énumérations, furent le legs le plus prisé de l'Antiquité et prirent tout naturellement une particulière importance alors que la topique gagna une validité universelle.
"La typographie aidant, la production éditoriale de lieux communs atteignit des chiffres inédits. L'usage des livres de lieux communs tendit à devenir aussi usuel que celui d'un missel ou d'un calendrier. Ils exhibent jusqu'au grotesque les modalités de l'énumération. On y trouve, sur des centaines de pages et des milliers de colonnes, des catalogues de noyés, de femmes infidèles, de capitaines illustres, de chiens exceptionnels, d'adultères, d'assassins malheureux, de criminels punis, de mères éprouvées, de bons larrons récompensés, de prodigues et d'avaricieux, de morts exemplaires : morts par chute dans un escalier, morts de rire, morts de soif, morts dans l'acte vénérien, morts excommuniés, morts enterrés vifs, etc., des listes de rois de papes, de divinités païennes, des suites de monstres, d'amazones, d'antipodes, de cynocéphales, de basilics, des noms de villes admirables, etc. Ces grandes récapitulations de sentences et proverbes, de dits des Anciens bruissent de la rumeur sans auteur de l'histoire. Elles sont proposées par leurs compilateurs, véritables athlètes de la topique, comme des trésors d'associations, de listes et de catalogues disponibles à tous usages, des classificateurs, des boîtes à outils universels. On les nomme "trésors de parchemin", ou musées de papier" (museum chartaceum)". (p. 26-27)
Le court métrage Windows de Peter Greenaway me paraît pouvoir en donner une idée assez juste, bien qu'anachronique, avec l'énumération des morts par défenestration de la petite paroisse de W. rythmée par La poule de Rameau .
Alors que la topique se propose de devenir science du rangement universel, le musée, dans sa forme première de Wunderkammer, en devient formulation monumentale.
"Une Wunderkammer est un dépôt de séries hétéroclites, une exploration jubilatoire de toutes les performances dont est capable la logique de l'inventaire, une confrontation joueuse et désinvolte de tous les systèmes de classification disponibles. On reconnaît, dans ces palimpsestes monumentaux, les vestiges d'ordonnances disparues, les restes mutilés des catalogues de Pline ou de Solin, les rubriques des mémorables de Valère Maxime, des séquences empruntées aux recueils de jurisprudence, des énumérations scholastiques, les tables de catégories d'Aristote, etc, qui se jouxtent, s'entrecroisent, se recoupent partiellement ou font redondance, tout cela ajointé de manière précaire et désinvolte, et résolument imprévisible. Ce sont alors les catégories de la poétique maniériste, répétitions, échos, synecdoques et métonymies, chiasmes, assumés dans leur artifice, qui lient en dernière instance ces faisceaux d'ordonnances partielles et conjurent tout principe ultime de hiérarchisation. Ou encore quelque association minimale du type "marabout/bout de ficelle/ selle de ch'val / ch'val de course". " (p.43)
Source de multiples performances associatives, les chambres des merveilles inventent pour chaque objet une règle d'exposition, si bien qu'il peut être cité sous une multitude de configurations logiques et déclinés sous n'importe lequel de ses aspects. A la rigueur : "L'objet n'existe pas : il est réduit à la succession de ses guises, de ses emplois, occurrences et qualifications provisoires". "Sentences et proverbes, paradoxes, prodiges et énigmes, miracles de la nature ou de l'art, tours de force ou modèles réduits, reliques et anecdotes, aucune de ces choses n'est un objet".
Dès lors, si, après l'éclipse des topiques universelles au XVIIe siècle, les chambres de merveilles ont donné lieu à d'autres formes historiques, ce n'est pas dans les collections d'objets comme les cabinets de curiosités qu'il faut les chercher.
"Les "théâtres du monde" et leurs amoncellements de merveilles ne trouvèrent une survie que dans les registres plébéiens du savoir, dans les encyclopédies à bon marché, les devinettes, les rébus , les rubriques "le saviez-vous ? " de la presse populaire, les officines malfamées du premier "Show Business", le "musée Barnum" et l'enthousiasme dérisoire d'un Bouvard et Pécuchet". (p. 66)
J'espère qu'on me pardonnera ce billet à l'évidence trop long. Mais il m'a semblé que ces arts du classement avaient aussi pour nous tous une étrange familiarité. Et ce n'est pas un hasard s'il est devenu courant dans le monde académique anglo-saxon de comparer les recueils de lieux communs avec les pratiques nées de l'internet, en particulier celle des blogs.
Patricia Falguières. Les chambres des merveilles.
Collection "le rayon des curiosités". Bayard. 2003
Reproduction de l'inventaire de la Wunderkammer de Rodolphe II. 1607-1610
Objets issus des collections du Kunsthistorisches Museum à Vienne et au château d'Ambras