Oeil en miniature
En mars 1784, peu après sa première
rencontre à l'opéra avec une jeune veuve, Mrs Maria Fitzherbert,
le Prince de Galles, âgé de vingt et un ans, déclara vouloir
l'épouser. Malheureusement pour lui le Royal Marriage Act stipulait
qu'avant l'âge de vingt-cinq ans, il ne pouvait se marier sans le
consentement paternel. La probabilité de voir George III accepter
une telle alliance avec une veuve catholique étant nulle, il se
poignarda pour forcer Maria à se marier avec lui. Dans un premier
temps, elle fléchit et accepta puis, reprenant ses esprits, partit pour
le Continent où elle resta plus d'un an. Le prince ne lâcha pas prise
et lui adressa une lettre en novembre 1785 pour la presser de revenir
en Angleterre. En lieu et place d'un bijou, il lui envoya un "oeil" :
"Je vous envoie un oeil dont la ressemblance avec le modèle, si vous ne
l'avez pas oublié, vous frappera". Il s'agissait d' une miniature de
son oeil droit de la main de son ami Richard Cosway. L'histoire ne dit
pas ce qui décida Mrs Fitzherbert, mais elle revint en Angleterre et
se maria clandestinement avec le prince le 15 décembre 1785. Peu
de temps après, Cosway peignit l'oeil de Mrs Fitzherbert qui en fit don
au prince.
Cet
échange romantique fit bientôt naître une
mode qui se répandit dans l'aristocratie anglaise puis à travers
l'Europe pour atteindre un sommet dans les premières décennies du XIXe
siècle : aquarelles sur ivoire ou gouaches sur carton étaient montées
sur épingles, sur broches, entourées de demi-perles, de
brillants, de pierres précieuses, enchâssées dans des bagues, des
fermoirs de bracelets, ou encadrées dans des boîtes à tablac, des
couvertures de livres, parfois accompagnées de mèches de cheveux au
revers du bijou-portrait. Amants, amis et parents se les
échangaient, accompagnant leur don de petites inscriptions au revers.
Des
familles entières se firent ainsi portraiturées. La reine Louise de Prusse
alla même jusqu'à offrir à son mari pour son anniversaire un portrait
de famille oculaire composé de son oeil et de quatre yeux de ses
enfants. Mais la vogue de ces miniatures fut de courte durée. A
la notable exception de la reine Victoria qui conçut une passion
pour les bijoux de deuil démodés, presque plus personne n'en portait
dans les années 1830. Dans Dombey et fils, de 1848, Dickens parle du "old fishy eye" porté par Miss Lucretia Tox, vieille fille "délavée".
Dans son article Treasuring the gaze : eye miniature portraits and the intimacy of vision (Art Bulletin, septembre 2006), Hanneke Grootenboer défend la thèse qu'il ne s'agirait d'une simple image d'oeil mais d'un véritable portrait de regard, dont le statut diffère totalement des portraits miniatures, qui valaient par métonymie pour toute la personne, précieusement conservés dans des secrétaires, des écritoires ou à même le corps et parfois couverts de baisers. Cet oeil, non seulement nous pouvons le regarder, mais il nous engage à la réciprocité, par-delà la mort même, car le regard réside en dehors du corps. Ni vue sur le monde, ni fenêtre de l'âme, ces miniatures préfigurent un nouveau régime de vision, d'un type pré-photographique, qui n'a plus rien d'albertien.
Ces trois miniatures, difficilement datables, proviennent des collections
du Victoria and Albert Museum