Tissu-papier
Signalons la publication des actes du colloque Textes et textiles, échanges d'impressions, qui s'est tenu le 15 et 17 juin 2005 à Lyon, aux éditions de l'ENS. "Tissu et papier : deux matériaux ancestraux issus des mêmes substances : feuille et écorce de mûrier, coton, lin, chanvre. En Occident, textes et images ont circulé indifféremment sur tissu et sur papier, depuis les premières impressions à la planche de bois jusqu'aux indiennes qui ont fait la fortune des imprimeurs de Jouy-en-Josas, et aux multiples inscriptions qui ont envahi la mode contemporaine. Le motif circule de l'image imprimée au tissu, la lettre se fait parfois motif, la page du livre forme à son tour des figures qui évoquent la broderie, la structure même du texte appelle celle du tissage. Le textus des anciens, avant de désigner le texte proprement dit, ne renvoyait-il pas à la parole de l'orateur qui, entrecroisant les mots et les phrases, évoquait le geste du tisserand? Tissu et papier, texte et textile forment ainsi un couple métaphorique éternel, objet d'histoire longue et vivante, incarné aujourd'hui encore dans la ville de Lyon et sa région, où la production de livres et d'étoffes a joué, à travers le temps, un rôle essentiel".
Parmi les différentes interventions, on retiendra particulièrement celle de Pierre Marc de Biasi autour du lexique du tissu et du papier, qui en Europe et plus
précisément dans la langue française, s’ébaucherait autour de trois ondes de
formation : l’une, très courte, qui voit l’apparition, entre 1140 et 1180, des
termes toile, tissu, texte, canevas, fil, trame,
ourdir, tresse (exactement « brin de lin non filé »); puis deux autres, à partir du XIIIe siècle, qui lui donnent son ampleur du côté
du texte d’une part, le mot ne désignant jusqu’alors que les évangiles,
le texte sacré, d’autre part du côté de la texture, avec les notions
d’arrière pensée, de complot, de subtilité, etc., qui apparaissent à cette même
époque dans la littérature en langue vulgaire.
Roger Chartier, pour sa part, prend pour point de départ une pièce de Goldoni créée en
1762, Une delle ultime sere di Carnovale,
entièrement construite sur une
allégorie entre la fabrication des tissus et la représentation de
théâtre. Cette comédie permet ainsi d’analyser les liens multiples
qui existent entre le texte et le textile, entre XVIe et XVIIIe
siècles. Il
s’agit d’une part des proximités matérielles entre texte et tissu,
d’autre
part, par ces proximités mêmes, de l’identité des pratiques textiles et
textuelles. Le Conte d’hiver de Shakespeare contient ainsi des
énumérations d’articles et ustensiles de mercerie qui rappellent les chansons
de colporteurs contemporaines, soulignant la force du lien entre les ballades
qui sont bien souvent des chansons d’amour et ces objets évoqués qui sont aussi
des gages d’amour offerts par des jeunes filles, jalousement gardés dans ces
coffrets recouverts de tissus et conservant ces menues choses et toute une
imagerie biblique, analysés par Anne Rosalind Jones et Peter Stallybrass (Renaissance
Clothing and the Materials of Memory, Cambridge University Press, 2000).
Bien d’autres textes de cette période, notamment ceux qui reprennent l’antique matière ovidienne emplie d’histoires de femmes violentées, privées de parole, et qui parviennent à raconter leur histoire par le tissage ou la broderie (c’est le cas de Philomèle), mettent en scène la sphère privée et féminine des travaux d’aiguille, fort éloignée du monde masculin des métiers vénitiens évoqué par Goldoni. De la pratique du canevas (samplers) dans le monde élisabéthain, à l’apprentissage de la couture et de la broderie jadis analysé par Yvonne Verdier, le travail de l’aiguille, réalisé par des femmes dans une sphère privée et close, apparaît comme l’une des données essentielles de l’Ancien Régime et l’un des « pouvoirs » féminins. L'aiguille a ainsi rendu possible l'entrée en écriture de celles à qui la plume, perçue comme dangereuse, était interdite. Si l'analogie avec les métiers du textile a permis à Goldoni de mettre en représentation les contraintes régissant la pratique du théâtre, les jeunes filles et la femme de l'Europe moderne, en l'inversant, ont pu faire de la broderie ou de la tapisserie qui devaient assurer leur assujettissement l'instrument d'un possible écart par rapport aux disciplines imposées.
Tissu brodé destiné à recouvrir un coffret comprenant des compartiments secrets. Vers 1650.
Victoria and Albert Museum
Mongi Guibane s’interroge plus
précisément sur la place du texte dans le travail du couturier à partir de
l’exemple de Christian Dior. On sait l’importance de ce dernier dans la mode de
l’immédiat après-guerre, et l’avènement que fut la collection « New
Look » en 1947. Révolutionnaire, le style Dior ? Il marque plutôt, de
l’aveu du couturier lui-même, un retour à une certaine tradition, celle du XVIIIe
siècle ou du Second Empire, et impose un corps que l’on retrouve quasiment
inchangé au fil des saisons : taille serrée, buste offert, hanches
rembourrées. L’innovation de Dior qui intéresse plus particulièrement le
propos de ce colloque, c’est d’avoir imposé l’idée que chaque saison devait
amener un changement de ligne, à laquelle il donne un nom évocateur qui
séduisait la presse de mode et faisait naître dans le public une attente, une
curiosité. Entre le printemps 1947 et l’hiver 1958 se succèdent ainsi les
lignes Corolle, En huit, Zig zag, Envol, Ailée, Trompe l’œil, Milieu du siècle,
Verticale, Oblique, Naturelle, Longue, Sinueuse, profilée, Tulipe, Vivante,
Muguet, H, A, Y, Flèche, Aimant, Libre, Fuseau. Soit vingt deux lignes
inspirées de la nature et surtout de la géométrie ou encore des lettres de
l’alphabet. Comme dans la géométrie ou l’écriture en effet, la ligne donne un
tracé, celui du corps. Son écriture s’effectue avec de l’étoffe, des formes et
des couleurs. Chaque ligne propose une silhouette, un ordonnancement du corps,
sa grammaire même, que l’on renouvelle chaque saison. Elle est indispensable au
couturier comme le caractère au typographe. Chaque saison, Christian Dior décrit minutieusement la ou
les lignes retenues dans ce que l’on doit considérer comme son discours de
mode : un argumentaire destiné aux journalistes et aux acheteurs, de plus
en plus détaillé au fil des saisons. Ce texte donne les caractéristiques de la
silhouette de la saison, les coloris, les matériaux, mais aussi tout ce qui
accessoirise la tenue (chapeaux, sacs, gants, bas). C’est un programme à
l’usage des critiques de mode, dont il oriente la lecture, si l’on veut une
dictée, et même un diktat. Car ce texte programmatique qui ne laisse rien au
hasard facilite la description des modèles en même temps qu’il impose ses
choix, rassemblés sous un nom qui, à chaque saison, claque comme un slogan.