Inventaires ouvriers
A l'exposition Le Peuple de Paris, au musée Carnavalet, une vitrine était dédiée à cette fascinante entreprise que sont les monographies de Frédéric Le Play consacrées aux ouvriers européens, au milieu du XIXe siècle. Considéré comme un pionnier de la sociologie de terrain, cet ingénieur des mines entreprit, avec des dizaines de collaborateurs, de mener des enquêtes extrêmement minutieuses et fouillées au sein des foyers ouvriers de toute l'Europe : mineur du Hartz, pécheur-côtier du Marken, coutelier de Sheffield, fermier toscan, horloger genevois, charpentier compagnon du devoir parisien, etc. A partir de l'observation de la famille considérée comme unité sociale, son but était d'établir les conditions du bonheur et du malheur à travers des critères uniformes, liés principalement à l'étude comparée des budgets.
Au cours de multiples visites au fil des mois, les enquêteurs s'entretenaient avec les membres de la famillle et procédaient à des inventaires incroyablement détaillés. Dans le tome 1 définissant le cadre de ces enquêtes, il est ainsi précisé à la page 221:
"Pour la mener à bonne fin, l'observateur devra pénétrer dans toutes les parties de l'habitation : inventorier les meubles, les ustensiles, le linge, les vêtements ; évaluer les immeubles, le montant des sommes disponibles, les animaux domestiques, le matériel spécial des travaux et des industries et, de manière générale, les propriétés de la famille ; estimer les réserves de provisions ; peser les aliments qui entrent, selon les saisons, dans la composition des divers repas ; enfin suivre, dans leurs détails, les travaux des membres de la famille, tant au dehors qu'à l'intérieur du ménage".
Selon les enquêteurs, la finesse de l'observation n'est pas la même mais chez certains, la méticulosité est telle que l'on a l'impression de pénétrer avec eux dans les maisons, d'ouvrir armoires à linge, commodes et coffres et même bibliothèques.
Voici l'exemple du pêcheur-côtier de Marken, péninsule du nord de la Hollande (Ch. V, tome 3)
Source de premier ordre pour l'histoire des pratiques vestimentaires (cf les travaux de Diana Crane), notamment la montée des vêtements de confection et la diffusion de la mode bourgeoise, ces monographies constituent aussi une passionnante et émouvante plongée dans des histoires de vie. Chacune ouvre en effet sur des récits de vie, les prénoms sont donnés et l'on a souvent très envie de savoir ce que sont devenus les personnages, à l'instar de ce chiffonnier italien du quartier de Saint-Jacques-du-Haut-Pas à Paris dont la petite fille est devenue la protégée d'une riche dame protestante ou de cette lingère de Lille, fille-mère poursuivie par la malchance.
Charles Nègre. Les ramoneurs en marche (photo posée). Entre 1851 et 1852. Musée Carnavalet