Pas vraiment
Recension du livre d'Albert Piette. Anthropologie existentiale (éditions Petra, 2009), par Nathalie Levisalles dans Libération, 3 novembre 2009 :
Une des découvertes les plus excitantes dans ce livre court et dense, c’est une intuition lumineuse de la différence fondamentale entre le singe et l’homme. On y trouve aussi une hypothèse très convaincante sur la raison pour laquelle Néandertal a disparu : il se serait laissé mourir pour cause d’angoisse métaphysique. Reprenons.
Dans cet essai (au titre assez peu engageant, ne vous laissez pas décourager), Albert Piette, professeur d’anthropologie à l’université d’Amiens et à l’EHESS, poursuit son étude des micro-oscillations de nos gestes et pensées les plus ordinaires, grâce à laquelle il construit une «anthropologie du détail».
La particularité des humains par rapport aux grands singes, dit-il, est une «présence-absence», une attention détachée, une coexistence des modes majeur et mineur. Le mode mineur étant fait de «moments vides», de «gestes secondaires» et de «pensées vagabondes», la «minimalité» étant cette manière de «ne pas pousser à fond la conscience», d’être toujours «pénétré par d’autres choses que ce qui fait l’enjeu précisément de la situation». Cette aptitude (ou attitude ?) fait aussi que le malheur n’est jamais absolu, même à Auschwitz («Encore faut-il s’estimer heureux qu’il n’y ait pas de vent»), comme le notait Primo Levi dans Si c’est un homme ; le bonheur non plus, ajoute Piette, citant Schopenhauer.
L’anthropologie d’Albert Piette n’est jamais loin de la philosophie, elle est voisine aussi de la primatologie. «La primatologie fait découvrir une manière d’être singe, qui ne ressemble pas à celle des hommes», écrit-il, citant Shirley Strum sur les babouins («Peuvent-ils être névrosés au sens où on l’entend pour les humains ?») et Frans de Waal sur les chimpanzés et les macaques. «Si l’on observe d’assez près, on peut "voir" les singes penser»,
écrit de Waal. A voir les singes penser, poursuit Piette, on comprend
qu’ils nous ressemblent terriblement, à quelques différences près : les
hommes appartiennent à la seule espèce habitée par «une
distraction permanente sur le mode du détachement léger […],
l’acceptation de ne pas aller jusqu’au bout d’une action par rapport à
une idée initiale».
S’appuyant sur ce que la paléoanthropologie nous dit des ancêtres de
l’homme moderne, Piette s’interroge sur la manière d’exister d’espèces
disparues (Erectus, Néandertal…) et en déduit que c’est Homo sapiens
qui a ajouté de la distraction. «Il n’est pas difficile de penser
que cette détente de la présence dans l’action a généré un effet
libérateur sur la performance intellectuelle.» Cette aptitude de
Sapiens est à rapprocher d’une autre particularité : la conscience du
temps et de la mort. Cette conscience, leurs «dossiers d’archéologie funéraire»
l’attestent, deux espèces l’ont eue : Néandertal et Homo sapiens
sapiens. Mais, si les deux espèces ont des sépultures, seul Sapiens,
l’homme moderne, y met des offrandes, lui seul «a cru», comme diraient les Évangiles. L’aptitude à croire à «l’existence dans un autre monde d’entités impossibles dans le monde quotidien» et à produire ce genre d’oxymore : «le mort vit», «la pierre est un esprit», n’a jamais existé que chez Sapiens. Conséquence cruciale : de cette aptitude à croire est née une «tolérance au flou cognitif (qui) a pu s’étendre dans les autres activités de la vie quotidienne» et permettre un nouveau type de créativité intellectuelle, unique à Sapiens.
Et, en effet, il suffit d’observer un humain dans son environnement habituel pour se demander :«Pourquoi
donc l’homme aime-t-il les détails, les choses sans importance ?
Pourquoi y a-t-il tant de choses autour de lui qui ne l’intéressent pas
directement mais qui sont là ? Pourquoi laisse-t-il une strate […] qui
amortit l’importance des choses, qui le distrait ?»
Mais revenons à la mort. Chez l’homme moderne, dit Schopenhauer, «personne n’est vraiment bien convaincu que sa propre mort soit assurée ; sinon, il ne pourrait y avoir grande différence entre son sort et celui du criminel qui vient d’être condamné». Ce qui nous fascine, insiste Piette, est cette manière de «ne pas vraiment penser, penser mais pas trop […] la suspension de la lucidité».
Il fait une proposition : la conscience de la mort aurait été «trop pénible pour le Néandertalien». Et pose une question qui donne le vertige : «Et si la réussite de l’Homme moderne était d’avoir injecté un "pas vraiment" dans ses actes et ses pensées ?»
Deux encres sur papier d'Amanda Riffo : Effraction 1, Effraction 2
Merci à K.C