Lettres turques
A Lady Rich.
Pera, Constantinople, le 16 mars 1717
Je suis charmée, ma chère Lady, que vous ayez enfin trouvé une commission dont je puisse m'acquitter sans décevoir votre attente. Je dois vous dire que ce n'est pas si facile que peut-être vous le pensez et que, si ma curiosité n'avait pas été plus active que celle des autres étrangers, je me serais excusée pour toute réponse, comme j'étais forcée de le faire quand vous vouliez que je vous achète une esclave grecque. Je vous ai trouvé selon votre désir une lettre d'amour en turc que j'ai mise dans une petite boîte, et j'ai ordonné au capitaine du Smyrniote de vous la remettre avec cette lettre. La traduction qui suit est littérale. La première chose que vous tirerez de la bourse est une petite perle, appelée en turc ingi, et on doit comprendre de cette manière :
ingi, perle
O la plus belle des jeunes filles
caremfil, clou de girofle
Vous êtes aussi mince qu'un clou de girofle.
Ayez pitié de mon amour
Je vous aime depuis longtemps,
et vous n'avez pas voulu le savoir
pul, jonquille
Prends pitié de mes souffrances.
kihat, papier
Je languis à chaque instant.
ermut, poire
Donnez-moi un espoir.
sabun, du savon
je suis malade d'amour
chemur, du charbon,
Puissé-je mourir pour que mes années s'ajoutent aux vôtres !
gul, rose
Puissiez-vous être heureuse, et je prendrai vos peines en échange.
hazir, paille
Daignez faire de moi votre esclave
jo ha, du tissu
Vous n'avez pas de prix
tartsin, cannelle
Mes biens sont à vous
gira, alumette
Je brûle, je brûle, ma flamme me consume
sirma, fil d'or
Ne détournez pas le visage
satch, cheveu
Couronne de ma tête
uzum, raisin
Mes yeux
tel, ficelle d'or
je meurs, venez-vite
Et le post-scriptum :
biber, du poivre
Envoyez moi une réponse
Vous voyez que cette lettre est tout en vers, et je peux vous assurer qu'il entre beaucoup d'imagination dans leur choix, comme pour les expressions les plus recherchées de nos lettres ; il y a, je crois, un million de vers servant à cet usage. Il n'y a pas de couleur, de fleur, de plante, de fruit, d'herbe, de pierre, de plume qui n'ait son vers, et vous pouvez quereller, blâmer ou envoyer des lettres de passion, d'amitié ou de simple politesse, ou même donner des nouvelles sans tacher d'encre le bout de vos doigts.
[...]
Comme je préfère l'anglais à tout , je suis très mortifiée de son déclin quotidien dans ma tête, où il se réduit (je le dis à ma honte) à un petit nombre de mots. Je n'arrive pas à trouver une phrase qui me permette de terminer convenablement ma lettre, et suis forcée de dire gauchement à votre seigneurie que je suis sa fidèle et dévouée servante".
Lady Mary Wortley Montagu. Lettres turques.
Letter to Lady Rich, march 1716, in Letters and Works of Lady Montagu in two volumes, Galignani, 1836.
In L'islam au péril des femmes, une anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, intr. et trad. par Anne-Marie Moulin et Pierre Chuvin. La Découverte, 2001. On peut aussi goûter au festin d'intelligence, d'humour et de curiosité que constitue cette correspondance dans un joli recueil, plus restreint, de la collection du Petit Mercure, au Mercure de France. Un autre recueil, rassemblant d'autres lettres, Lettres d'ailleurs, est disponible chez José Corti.
Aquarelle de Gabriel de Saint-Aubin.