Abeille en collier
Ou comment la légèreté allusive des illustrations d'André Pécoud
ajoute au régal du sadisme appuyé de la comtesse de Ségur
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« Je vais lui couper la tête, se dit-elle, pour la punir de toutes les piqûres qu'elle a faites. »
En effet, Sophie posa l'abeille par terre en la tenant toujours à travers le mouchoir, et d'un coup de couteau elle lui coupa la tête; puis, comme elle trouva que c'était très amusant, elle continua de la couper en morceaux.
Elle était si occupée de l'abeille, qu'elle n'entendit pas entrer sa maman, qui, la voyant à genoux et presque immobile, s'approcha tout doucement pour voir ce qu'elle faisait ; elle la vit coupant la dernière patte de la pauvre abeille. Indignée de la cruauté de Sophie, Mme de Réan lui tira fortement l'oreille.
Sophie poussa un cri, se releva d'un bond et resta tremblante devant sa maman.
« Vous êtes une méchante fille, mademoiselle, vous faites souffrir cette bête malgré ce que je vous ai dit quand vous avez salé et coupé mes pauvres petits poissons.
SOPHIE. J'ai oublié, maman, je vous assure.
MADAME DE RÉAN. · Je vous en ferai souvenir, mademoiselle, d'abord en vous ôtant votre couteau, que je ne vous rendrai que dans un an, et puis en vous obligeant de porter à votre cou ces morceaux de l'abeille enfilés dans un ruban, jusqu'à ce qu'ils tombent en poussière.»
Sophie eut beau prier, supplier sa maman de ne pas lui faire porter l'abeille en collier, la maman appela la bonne, se fit apporter un ruban noir, enfila les morceaux de l'abeille et les attacha au cou de Sophie. Paul n'osait rien dire; il était consterné quand Sophie resta seule, sanglotant et honteuse de son collier, Paul chercha à la consoler par tous les moyens possibles; il l'embrassait, lui demandait pardon de lui avoir dit des sottises, et voulait lui faire croire que les couleurs jaune, orange, bleue et noire de l'abeille faisaient un très joli effet et ressemblaient à un collier de jais et de pierreries. Sophie le remercia de sa bonté, elle fut un peu consolée par l'amitié de son cousin mais elle resta très chagrine de son collier. Pendant une semaine, les morceaux de l'abeille restèrent entiers; mais enfin, un beau jour, Paul, en jouant avec elle, les écrasa si bien qu'il ne resta plus que le ruban. Il courut en prévenir sa tante, qui lui permit d'ôter le cordon noir. Ce fut ainsi que Sophie en fut débarrassée, et depuis elle ne fit jamais souffrir aucun animal."
"L'abeille", Les malheurs de Sophie, (1859)
Photo prise sur les quais juste après l'hôtel de ville, en remontant la Seine, chez un bouquiniste (belle tête barbue, écharpe mitée rivalisant avec les frusques de Miroslav Tichy ) dont la boîte recèle en ce moment de superbes manuels scolaires des années 30