Frontières
"Dans les dernières années du XIXe siècle, alors que l'empire des Habsbourg approchait du terme de sa lente dissolution, l'art de la magie connut un essor tout à fait inédit. Dans d'obscurs villages de Moravie et de Galicie, depuis la péninsule istrienne jusqu'aux brumes de Bucovine, des magiciens barbus chapeautés de noir, sur les places de marché, stupéfiaient les populations en sortant des guirlandes entières de foulards de soie chatoyante de cônes de papier vides, des boules de billard d'oreilles enfantines, en lançant en l'air des jeux de cartes qui prenaient la forme de fontaines, de serpents et d'anges, avant de revenir dans leur main.
" Dans les cités et les grandes villes, de Zagreb à Lvov et de Budapest à Vienne, sur les scènes et les opéras, des théâtres et des cabarets, des prestidigitateurs ambulants équipés des matériels les plus récents enchantaient un public éclairé par des illusions sophistiquées. Ce fut la grande période des lévitations et des décapitations, des apparitions surnaturelles et des disparitions soudaines, comme si l'empire chancellant utilisait le langage des magiciens pour révéler son secret désir d'anéantissement. Parmi les prestidigitateurs notables de l'époque, aucun n'accédait aux sommets de l'illusion atteints par Eisenheim, dont l'énigmatique ultime spectacle fut considéré par certains comme un triomphe de l'art du magicien, et par d'autres comme un signe du destin".
Ainsi commence la superbe nouvelle de Steven Millhauser - "Eisenheim l'illusionniste" - qui se prolonge avec l'apparition de Herr Uhl, chef de la police, chargé de surveiller le magicien.
"L'expression "dépasser les limites" revient plusieurs fois, péjorativement, dans ses carnets ; par là, il semble vouloir indiquer que certaines distinctions doivent être strictement maintenues. Entre l'art et la vie, par exemple ; ou entre l'illusion et la réalité. Eisenheim brouillait délibérément ses frontières, et en dépassant les limites il troublait l'essence des choses. De fait, Herr Uhl accusait Eisenheim d'ébranler les fondations de l'univers, de miner la réalité, et par conséquent de commettre un acte bien pire encore : de subvertir l'empire. Qu'adviendrait-il en effet de l'empire, une fois le doute et le flou jeté sur la notion de limite, de frontière ? "
Pour finir, une image issue du site de Ricky Jay, grand magicien et historien de la magie, dont l'aide fut précieuse pour la réalisation du film L'illusionniste, librement adapté de la nouvelle. Les magnifiques ambiances sépia, la musique de Philip Glass et la prestation parfaite de Rufus Sewell en Kronprinz sadique vous feront inexplicablement entrer en lévitation.
Steven Millhauser. Le Musée Barnum. tr. Fr. Cartano. Galaade Editions, 2007.
The Barnum Museum. Poseidon Press, 1990.
Un grand merci à MV, magicien d'un empire en devenir