"Entre la fin de l’année 2009 et le début de l’année 2010, j’ai pris pour habitude de me lever chaque jour à 5h30. Je commençais par observer les premières lueurs de l’aurore : si une belle journée s’annonçait, je repérais l’étoile du Berger qui se trouve au-dessus et à droite de l’aube naissante. Je mesurais la pureté de l’air en fonction de la visibilité de Vénus. Grâce au schéma de circulation atmosphérique ouest-est saisonnier, le ciel de Tokyo est presque toujours clair en hiver. Je sortais alors mon vieil appareil photo polaroïd et je commençais à réchauffer une pellicule glacée par la longue nuit d’hiver."
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"Il est intéressant de remarquer que les doctrines bouddhistes d’Extrême-Orient utilisent le terme couleur (shiki en japonais) en référence au monde matériel. Ainsi dans cette phrase connue du soutra de la Prajñaparamita (Hannya Shingyoen japonais) : « Shiki soku ze ku, ku soku ze shiki » (« La forme est vacuité et la vacuité est forme »). Le terme sanskrit original rupa (forme) ne renvoie pas à la couleur, mais en traduisant sunyata (vacuité) par ku, qui signifie à la fois « vide » et « ciel », la langue japonaise semble suggérer que la « couleur » est un juste équivalent. Autrement dit, si le monde visible de la couleur est essentiellement vide, alors ce monde est aussi immatériel que la couleur du ciel. En observant la pâle lumière prismatique chaque jour, j’ai eu, moi aussi, des doutes concernant le spectre newtonien des sept couleurs. Certes, je distinguais le schéma rouge-orange-jaune-vert-bleu-indigo-violet, mais je discernais également d’autres couleurs intermédiaires et sans nom, telles ces nuancesrouge-orange et jaune-vert. Pourquoi la science cherche-t-elle toujours à diviser le tout en petites parties lorsqu’elle identifie ses caractéristiques spécifiques ? Le monde est rempli d’innombrables couleurs, pourquoi les sciences naturelles s’obstinent-elles à n’en identifier que sept ? Personnellement, je pense mieux saisir le monde à travers ces « intercouleurs » ignorées. L’art ne sert-il pas à récupérer tout ce qui échappe aux mailles du savoir scientifique, maintenant que ce dernier se passe de Dieu ? J’ai décidé d’utiliser des pellicules polaroïds destinées à disparaître pour photographier les interstices des couleurs."
Hiroshi Sugimoto à propos de son projet Couleurs de l'ombre pour Hermès