Un écrin de sauvagerie
Moine copiste, je me délecte de l'admirable style de Georges Duby, et d'abord de sa façon de ponctuer qui donne à ses phrases le souffle de la parole (mon cher Jacques Bonnaffé ne s'y est pas trompé)
Sur la forêt, la beauté née du chaos, la clairière indissociable des ronces.
"De même que la perfection cistercienne est fruit d'un travail sur soi poussé jusqu'au profond de la chair, et que là prend appui l'effort d'élevation continue, de degré en degré, puisque, en effet, la morale de saint Bernard s'enracine dans une méditation sur l'incarnation , de même le bâtiment cistercien commence à l'écran de sauvagerie que le monastère autour de lui protège. Il a pris corps au sein de cette enveloppe broussailleuse. Il en procède. On ne saurait l'en dissocier. Et lorsqu'il arrive aujourd'hui que n'en demeure plus aucune trace, le monument semble amputé. Car pour saisir Fontenay dans ce qui fait son sens et le fort de sa beauté, il faut s'en approcher pas à pas, par les sentes forestières, dans la pluie d'octobre, à travers les ronces et les fondrières - péniblement ; comme il faut péniblement découvrir Sénanque après avoir longtemps trébuché parmi les éboulis de la colline,dans la pleine aridité de juillet. L'oeuvre d'art que la prédication bernardine a fait naître débute par la traversée d'un désert, par une épreuve. Cette épreuve que les romans du Graal situent eux aussi, précisément, dans l'étrange, l'inquiétant de la lande, du taillis, tous les enchantement qu'ils recèlent, et que les moines fondateurs de chaque nouvelles abbaye subirent lorsqu'ils vinrent, douze comme l'étaient les apôtres, suivant le pas de leur abbé fonder la maison nouvelle, inaugurant, ce jour même, l'oeuvre de construction".
Les versants de la montagne étaient plongés dans l'ombre d'une immense forêt qui depuis là se déployait sur des milliers et des milliers de pas, immense et continue. Pendant trois jours, ils marchèrent dans cette forêt immense, le long d'un sentier étroit et peu connu qu'avait découvert leur guide, un chasseur,que sa pratique de la chasse rendait habile à s'orienter dans le secret des forêts. Lambert de Hersfeld, Annales, 1073.
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Une fois taillée et écartée la masse touffue des bois et des ronces, ils entreprirent de construire à cet endroit même, le monastère. Petit exorde de Cîteaux.
"Ce monde est dur, cassant, âpre, visqueux, empuanti. Que fait de mieux, en attendant la résurrection, que de s'occuper à l'assainir, à l'assouplir. Et d'abord en débroussaillant, en restreignant peu à peu la part d'ombre, de l'humide, des grouillements reptiliens. La part du mal. L'art cistercien commence à la bonification, à l'aménagement des roies, des soles, des terrasses. Il commence à l'édification de la clairière."
"A l'orée d'un progrès que l'idéologie cistercienne se garde de situer ailleurs que dans l'intemporel, la bâtiment débute donc à ces gestes très humbles, très humiliants, exténuants par quoi se trouve dominée la végétation primitive - silva, cette étoffe rugueuse, sèche, plus hérissée que celle des cilices, dont est fait le voile des apparences sensibles. Préliminaires, ces travaux le sont en ce sens que, fortifiant, purifiant ceux qui les accomplissent, ils les acheminent à concevoir plus fortes et plus pures les formes de l'édifice de pierre, cet austère joyau dont la clairière et ses larges confins forestiers constituent finalement comme l'écrin."
Georges Duby. L'art cistercien. Flammarion,1976. Chap. 3, Création
Photographie (résino-pigment) de Gérard Traquandi : Les Mesnuls, 2005 - galerie Laurent Godin.