Pense-bêtes
détail de la couverture du catalogue de l'exposition
La remarquable exposition La fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation, pensée et organisée par Philippe Descola, professeur d'anthropologie au collège de France, offre au visiteur le plaisir rare de s'approcher d'objets de
cultures dont il est peu familier de façon autre que purement
esthétique et de voir sa propre culture débarrassée du primat des
notions qu'elle a forgées et imposées pour analyser les autres.
"L’objectif de l’exposition est de donner à voir ce qui ne se voit pas d’emblée dans une image, à savoir les effets que ceux qui l’ont créée cherchaient à produire sur ceux à qui elle était destinée. Dans certains cas, ces effets sont perceptibles par delà les siècles et la diversité culturelle : pourvu que ce qu’elles figurent soit reconnaissable, des images très anciennes ou très lointaines peuvent éveiller en nous le désir, la peur, le dégoût, la pitié, l’amusement ou même, plus simplement, la curiosité. Le plus souvent, toutefois, ces effets ne sont pas perçus, car les conventions qui guident leur mise en image restent opaques aux visiteurs d’un musée du XXIe siècle dont le regard a été façonné pour l’essentiel par la tradition de l’art occidental.", explique Philippe Descola dans sa présentation.
Il s'agit de faire comprendre la façon dont des cultures très diverses figurent les ressemblances et les différences entre les humains et le reste des existants, autrement dit comment elles donnent à voir l'armature du réel à travers des images, comprises au sens large, et en quoi la mise en image constitue un défi intellectuel et pratique impliquant l'élaboration de multiples stratégies. Le propos n'est évidemment pas de rendre compte de la production de toutes les images comme pourrait le laisser supposer le titre de l'exposition mais de montrer comment les "images rendent visible la variété des façons de vivre l'expérience du monde", visions structurées autour de quatre ontologies qui forment les différentes sections de l'exposition : un "monde animé" pour l'animisme, un "monde objectif " pour le naturalisme, un "monde subdivisé" pour le totémisme, un "monde enchevêtré " pour l'analogisme.
Masque-plaque de chamane Yup'ik, Alaska, figurant les animaux à la périphérie du champ visuel du chasseur
Chaque cartel est enthousiasmant, fourmillant de concepts comme autant de conquêtes de l'esprit. A titre d'exemple, voici, dans la section dédiée à l'animisme, les commentaires de Philippe Descola consacrés à la dimension "pense-bêtes" perceptible dans les masques et les figurines en ivoire des peuples vivant en Sibérie et au nord de l'Amérique du Nord dont le raffinement est totalement incompréhensible sans explications.
Masques asymétriques Yupik ( Alaska ) matérialisant les échanges de perspectives entre personnes humaines et personnes animales
" Certains masques yup’ik donnent à voir une thématique récurrente de l’animisme circumpolaire, que l’on peut appeler « garder les animaux à l’esprit ». C’est par exemple le cas des masques asymétriques où des animaux miniatures, figurant les « pensées de chasse », sont disposés tout autour d’un œil écarquillé, tandis que l’autre œil, à demi clos, n’accueille aucun ornement.[...] On peut penser au vu des indices livrés par l'ethnographie que l'oeil à demi clos figure celui de l'animal - qui est vu par le chasseur sans qu'il se voie lui-même - tandis que l'oeil grand ouvert figure celui du yua de l'animal (son double spirituel) qui, lui, a déjà vu le chasseur et regarde dans le yua de celui-ci pour voir s'il a bien "l'animal à l'esprit". "
figurine inuit en ivoire représentant l'esprit du morse (Québec)
"La manipulation des figurines animales est une autre façon de « garder les animaux à l’esprit ». Le grand réalisme du mouvement et l’extrême minutie de ces effigies miniatures invite à les considérer comme des incorporations matérielles de pensées au sujet des animaux : elles sont si microscopiques que l’on peut les retourner dans la main comme on retourne une image dans sa tête. Emmener avec soi des figurines animales pour un chasseur, cela permet non seulement d’avoir en permanence des animaux « à l’esprit », mais aussi de s’en servir comme des relais matériels dans la relation continue qu’il doit maintenir avec les esprits du gibier dont la générosité assure aux humains un approvisionnement régulier en viande. C’est pourquoi, porter des figurations d’animaux, sur soi ou sur ses armes, revient à s’attirer les bonnes grâces de l’animal et des esprits qui le protègent."
Que penserait donc un chasseur inuit projeté en ce premier avril dans les rues d'Europe des poissons collés sur le dos des passants ?
La fabrique des images,
jusqu'au 17 juillet
au musée du quai Branly