La noyée de la lagune
"Ayant déjà rempli vingt-sept malles et caisses avec les possessions de Fenimore*, elles ne tenaient pas vraiment à rapporter ses vêtements en Amérique, mais les brûler risquait de mettre le feu aux vieilles cheminées de la Semitecolo, les jeter au dépotoir serait dégradant et les donner engendrerait le risque de croiser un jour un double ou un fantôme de Fenimore au bord de quelque canal ou sur un pont.
Alors, pourquoi ne pas les abandonner dans les eaux de cette lagune qu'elle aimait tant et qui lui avait inspiré des lignes si éloquentes dans les dernières pages de son carnet ? Ils tombèrent d'accord ; donc, par une fin d'après-midi (morne et brumeuse au lieu du resplendissant coucher de soleil à la Turner qu'il avait espéré), il gagna le milieu de la lagune dans une gondole où les robes étaient entassées et, sous le regard perplexe et un peu choqué de Tito, le fidèle gondolier de Fenimore, il commença à les faire passer par-dessus bord. Certes, il savait rétrospectivement qu'il aurait dû les lester, mais il n'avait pas pensé que ce serait nécessaire ; il s'était complu à la vision des robes mouillées disparaissant avec grâce dans les flots. Au lieu de quoi, portées par les bulles d'air retenues dans leurs plis volumineux, elles flottaient à la surface autour de la gondole, comme des cadavres boursouflées, comme autant de Fenimore noyées."
* il s'agit de Constance Fenimore Woolson, fidèle amie de Henry James
David Lodge. L'auteur ! L'auteur ! tr.Suzane Mayoux. Payot
Une photo de la série raise/walk de Chadwick Tyler