L'image dans le miroir
Erwin Blumenfeld. Le miroir brisé. 1940
" C’est drôle de voir son visage sans précaution, quand on ne se regarde pas encore, quand on n’est pas prêt [...] dans le reflet d'un vitrine, contre une fenêtre", écrivait récemment Greg, de La Main Gauche. En lisant cette remarque si juste, je me suis souvenue d'un reportage du Monde, "les écueils de la liberté", sur le centre de détention de Toul, où sont emprisonnées des personnes condamnées à de très longues peines. L'un des détenus expliquait l'étrange expérience qu'il avait vécue lorsqu'à l'occasion d'une permission, il avait été totalement incapable de se reconnaître dans le reflet que lui renvoyait le grand miroir d'un centre commercial. Cela faisait trente ans qu'il n'avait jamais vu son corps en entier (en prison, il n'y a que de petits miroirs). Et dans sa tête, ajoutait-il, il avait toujours le corps de ses vingt-deux ans.
On pense aussi, bien sûr, aux greffes totales du visage et à cet inconcevable moment du premier regard dans le miroir après l'opération, aux antipodes de la vision fugitive précédemment évoquée. Le Professeur Laurent Lantieri, auteur de la dernière transplantation en date (22 janvier sur un patient souffrant de la maladie de Recklinghausen), dans un entretien récent à Libération, préfère insister non sur la nouvelle image du vivant mais sur le souvenir de l'image du mort.
"Vivre avec la tête d'un autre, prendre l'identité d'une autre
personne, tous ces débats m'ont semblé loin de la réalité à
laquelle nous étions confrontés. La question philosophique et
pratique qui reste en suspens est celle du don. C'est le don qui
est la question centrale. Et c'est à nous de porter cette question.
Ce n'est pas au patient de remercier le receveur. Donner sa face,
ce n'est pas comme donner son coeur, ou son rein. Cela engage
d'autres personnes, cela a un retentissement sur les familles. Le
visage laisse une trace, il laisse des souvenirs chez les proches.
Comment faire accepter ce don par la famille du donneur ? La loi
sur le consentement avait été réfléchie sur des dons d'organes
internes, et non externes. J'estime que ce n'est pas la même chose.
Est-ce qu'un donneur peut dire
«oui je donne mes organes, mais pas ma face» ? Il m'apparaît
indispensable de recueillir le consentement explicite de la
famille, car on prélève quelque chose qui va toucher à l'image du
patient. Or la famille reste propriétaire de l'image du mort."
Je doute qu'il existe des images publiques du visage des donneurs et que la face garde les mêmes traits une fois transplantée sur une autre ossature et une autre musculature. Mais quelle troublante idée que les reflets identiques de deux individus différents.
Autoportraits de William Orpen.
L'un de 1910 (Metropolitan Museum of Art), l'autre de 1912 (Cleveland Museum of Art)